La nationale était souvent humide comme le coin de mouchoir de ma tante, et la route, interminable, tout comme la promesse du baiser piquant de mémé, ne faisait qu’accroître l’ennui de ce voyage. Les maisons au loin ressemblaient à des moutons flottants, colorés de paille et couverts de rouille, les camions blancs et bâchés venaient d’Espagne, et les ponts bétonnés marquaient le temps, donnant de l’ombre à chaque passage du véhicule. Les restaurants étaient souvent fermés mais ca ne faisait rien, mon frère et moi avions la glacière orange entre nous. Ce frigo plastique à l’immense poignée chromée était comme une frontière, une sorte de montagne carrée pour nous séparer et nous délimiter dans nos territoires respectifs. Ce temple sacré dont nous avions perdu la clé et qui n’en avait pas d’ailleurs au grand dame de mon père, ce sanctuaire à sandwich, sentait l’œuf écrasé et la banane avancée. Cet écrin sans mystère était synonyme de halte autoroutière, de pause pipi et de déjeuner sur l’herbe… Courbés sur nous même, invoquant les dieux du gazole – nous vénérions sans limite les stations services et leur inépuisable magot : jouets idiots, chiens en peluche, machine à café potage tomate, tirette surprise à 2 francs – espérant que la voiture réclame son plein et notre halte, ainsi soit exhaussée. La vue des hauts fourneaux annonçait l’arrivée imminente et la sortie d’autoroute. L’employé du péage, dans sa tôle grise et pliée, et nous, heureux d’avoir les peupliers évités, étions les derniers héros du vieux Hombourg, bien qu’il me manquât le heaume pour mettre à l’abri mes frêles joues du prochain baiser d’amour …
C’est un escalier à douze marches pour ne pas en louper une, car il fait sombre comme dans une grotte. Dix sept degrés constants… une cave fonctionnelle, un silo à charbon sous terre pour accueillir le travail des hommes, gerbé au travers des soupirails qui donnent sur la grand rue. Celle là même où stationne le camion benne et sa coke bon marché. Noire comme les ongles de pépé, précieuse comme les piles de sa radio… Un galet rond et sombre parmi ses semblables, noyé dans la chute au fond d’un box à charbon, ils arrivent par centaines, précipités les uns contre les autres, et s’agglutinent enfin, dans un silence à dix sept degrés Celsius. Un nuage tiède recouvre mes chaussures et mes bras, comme ces bouteilles de schnapps ventrues et tressées d’osier. Des Marie-Jeanne, gainées de saules vannées… Williams et framboises, pommes, mirabelles, framboises et prunes de Damas. On peut encore y lire, sur de vieilles étiquettes d’écolier, inscrites au stylo à bille bleu, le nom du fruit, calligraphié par les anciens. Eau de vie pour défier la mort à 56°, eau de feu pour affronter le vent sibérien des hivers lorrains. Essence de fruit, esprit des vergers de la Forêt Noire, que m’interdit mes douze ans. Je remonte le flanc de la maison en respectant les paliers, je compte jusqu’à douze, je n’oublie rien. Je ferme la porte, il est déjà midi.
La roue coince. Mémé pousse le traîneau à travers la foule. Doucement, elle avance, à petits pas, avec son déambulateur de grande surface, et sans freins se gare au fond de l’allée devant le stand à viande. Le plus grand, le plus beau du magasin, avec ses neufs mètres de rayonnage vitré. Il faut prendre un ticket, et ranger son Caddie dans le sens du cervelas et des saucisses, qui s’alignent ensemble selon la couleur et le paprika. Crues ou salées, les Gendarmes sont droites, et gardent à vue les Wursts au cumin. La Knack orange est raide, rouge la cousine. Lard et jarret convolent par affinité porcine dans les cheveux lacto fermentés d’une voisine d’étal… C’est une autoroute rose et mauve où le soleil froid dévoile ses dos d’âne et ses traverses grasses. Un tarmac flasque et rubicond, croisant des côtes et d’autres carnes où je vais longer mes amis morts. L’un de paille et l’autre en bois… C’est mon tour. Mémé sonne, il faut suivre la recette, demander le prix et mettre au Caddie les ingrédients. 800 grammes de ci, la moitié de ça, l’autre est pour ici… Je sors ma carte bleue à la caissière malgré les refus hésitants de ma nanogénère à quatre roues qui retient de toute ses forces l’avancée inéluctable du pack de 6 bières sur le tapis noir. Elle s’en empare et me lance un victorieux “Ca, c’est pour moi !”.
Juillet 2015 … à suivre
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